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Ultra-transformation : entretien avec Kelly Frank.

Ultra-transformation : entretien avec Kelly Frank.

Le 15/03/2023

Pour baisser les coûts de production ou proposer des produits attractifs aux goûts standardisés, certains ingrédients sont déstructurés puis reconstitués par des procédés industriels. Chez Biocoop nous luttons pour des produits plus sains en faisant la chasse aux marqueurs de l'ultra-transformation. Comment et pourquoi les industriels de l’alimentation en sont arrivés là ? Nous avons posé la question à Kelly Frank, ingénieure en science des aliments.

Pour baisser les coûts de production ou proposer des produits attractifs aux goûts standardisés, certains ingrédients sont déstructurés puis reconstitués par des procédés industriels. Chez Biocoop nous luttons pour des produits plus sains en faisant la chasse aux marqueurs de l'ultra-transformation. Comment et pourquoi les industriels de l’alimentation en sont arrivés là ?

Nous avons posé la question à Kelly Frank, ingénieure en science des aliments.

B : Beaucoup de nos aliments vendus en grande surface sont ultra-transformés aujourd'hui. Comment en est-on arrivé là ? Les entreprises ont-elles "oublié" comment faire plus simple ?

KF : Dans le contexte après-guerre, on a voulu surproduire, surconsommer. C’est l’explosion de l’industrie agro-alimentaire. On est venu créer de la valeur en fractionnant les aliments, en isolant leurs composants pour les utiliser pour une fonctionnalité donnée. Le problème c’est qu’en fractionnant ainsi leurs composants, on impacte grandement leur matrice et leur potentiel santé : c’est l’essence même du « cracking alimentaire ».

B : Peux-tu nous expliquer cette notion de cracking alimentaire ?

KF : C’est le fait de partir de matières premières qui sont d’origine naturelle dont on va isoler des composés, éventuellement les traiter chimiquement, les dégrader, jusqu’à se retrouver avec des composés purs que l’on va ensuite intégrer à des aliments pour améliorer le goût, prolonger la conservation, améliorer le process de fabrication. L’objectif est de rendre plus efficace la fonctionnalité d’un ingrédient, au détriment du savoir-faire, de l’impact sur la santé. Cela permet d’obtenir des molécules pures comme si on les avait fabriquées en laboratoire. Le dextrose par exemple, c’est du glucose pur, c’est-à-dire qu’on a 100% de molécules de glucose. Ce degré de pureté, dans la nature, il n’existe pas.

Le cracking alimentaire est aussi très coûteux en termes d’énergies fossiles, il a un impact carbone conséquent.

B : Cela doit pourtant représenter un budget conséquent toutes ces manipulations en laboratoire. Cela veut dire que de bonnes conditions de production d’un aliment de qualité coûteraient tout de même plus cher ?

KF : Exactement. L’intérêt de l’ultra-transformation c’est que cela vient rendre un service d’efficacité technologique intéressant pour les industriels. D’autant plus que l’on n’a besoin que d’une faible quantité de la substance en question, versus du temps homme, du savoir-faire, de la maîtrise de la recette, etc. Cela met en danger l’authenticité des aliments au profit de l’artificialisation des assiettes

B : Il faut donc apprendre à décrypter les noms des additifs sur les étiquettes de nos produits ?

KF : Quand on s’intéresse au degré de transformation d’une recette, on va au-delà notion d’additifs / ingrédients. On s’interroge sur les procédés d’obtention de tout ce qui est mentionné dans la liste d’ingrédients. En réalité, 60% des marqueurs de l’Ultra-transformation ne sont pas des additifs. Il existe d’ailleurs des additifs qui ne sont pas problématiques et qui sont fabriqués comme on le ferait à la maison. Par exemple le E414, la gomme arabique, qui ne pose pas de problème.*

B : Peux-tu nous expliquer ce qu’est l’effet matrice ?

KF : La matrice alimentaire c’est le fait que tous les nutriments qui composent un aliment sont organisés en une structure complexe. Le Docteur Anthony Fardet, chercheur en alimentation préventive qui a beaucoup étudié le sujet, donnait l’image d’une voiture qui serait la matrice alimentaire, dans laquelle il y a des passagers, qui seraient tous les nutriments. Si tu veux que tous les passagers arrivent à bon port, il faut que la voiture ne soit pas altérée ; parce que même si la voiture est maquillée avec une belle peinture (les colorants ou les arômes), si elle est cassée, qu’il y a une porte en moins, tu risques de perdre des passagers. Concrètement, si dans un bol tu reconstitues une pomme en ajoutant tous ses composants pris isolément, cela ne t’apportera jamais la même chose que si tu avais mangé une pomme. Un aliment n’est pas juste une somme de nutriments, c’est bien plus complexe.

B : Est-ce que ce discours sur l’ultra-transformation arrive à émerger aujourd'hui ?

KF : En 2017 quand on a commencé à travailler dessus, les marques ne comprenaient pas trop. Désormais toutes celles qui se lancent actuellement ont compris qu’il faut prendre en compte l’axe de la naturalité, même s’il peut y avoir des loupés. Je pense au monde des alternatives végétales (à la viande, au poisson…) qui a très souvent tendance à recourir à l’ultra-transformation et alléguer de fausses promesses sur la naturalité, car on confond l’origine naturelle et le naturel au sens simple du terme. C’est dangereux car cela amène toujours plus de confusion pour le consommateur. Le risque c’est que ces marques surfent sur l’image d’un Nutriscore A, alors qu’il s’agit d’aliments ultra-transformés.

B : Le Nutriscore a-t-il tout de même un intérêt dans ce cas ?

KF : Chez SIGA** nous avions fait une étude qui avait révélé qu’un aliment sur deux « Nutriscore A ou B » est ultra-transformé. La question nutritionnelle est en effet importante mais elle doit venir dans un second temps. La première chose à laquelle on doit faire attention c’est de savoir si on consomme des aliments qui contiennent des ingrédients simples ou pas. Et ensuite en effet, on peut regarder le Nutriscore si on veut consommer l’aliment le moins sucré ou le moins salé.

B : Quelles seraient les solutions pour sensibiliser le consommateur ?

KF : Il faut informer les gens pour qu’ils s’autonomisent et soient prêts à mettre un peu plus cher pour des produits de qualité qui ont du goût. Cela veut dire parfois modifier ses repères sensoriels et changer quelques habitudes de consommation bien ancrées. Ça peut-être un peu déstabilisant au départ. La véritable infusion de vanille, par exemple, n’a pas du tout le goût de l’arôme artificiel de vanille. Il est plus subtil, moins puissant, mais plus long en bouche. Le jambon sans nitrites, lui, a une couleur grise mais aussi un goût qui est plus proche de celui du rôti de porc cuit que de la salaison. On a besoin de réapprendre le vrai goût des aliments. Selon moi il faut que cela passe par le plaisir, ne pas être dans la culpabilisation. On peut découvrir des plaisirs gustatifs que l’on n’imaginerait pas. Par exemple, le chocolat peut être naturellement caramélisé ou fruité selon les origines, il s’agit de l’effet terroir qui reflète toute la qualité de la fève à l’assiette.

B : Comment fais-tu le lien avec l’agriculture bio ?

KF : Le bio a pris beaucoup de coups parce qu’il y a eu pas mal de dérives pour tenter de faire du bio moins exigeant. La bio, certes c’est un cahier des charges, mais c’est avant tout une philosophie de travail qui est rempli de bon sens en faveur du vivant. Ce qui m’intéresse c’est de montrer que quand un produit est bien fait (matières premières de qualité, savoir-faire, etc.), il peut avoir le goût de la qualité, et régaler les consommateurs.

*Voir notre article : Manger sain-ple en pratique    **L’application SIGA évalue le degré de transformation des aliments, afin d’identifier les aliments ultra-transformés (AUT) à consommer avec parcimonie au regard des dernières études épidémiologiques.

Pour aller plus loin

B : Peux-tu nous donner un exemple de cracking alimentaire ?

KF : Pour fabriquer du dextrose par exemple, on part du blé, qu’on transforme en farine. Jusqu’ici tout va bien. De cette farine on isole la partie amidon des autres composants comme les protéines ou les fibres, et c’est là que commence l’ultra-transformation. Ensuite de cet amidon, on peut même aller encore plus loin par des process chimiques. Par exemple en lui faisant subir une hydrolyse chimique qui va couper toutes les molécules d’amidon collées entre elles et on obtient du sirop de glucose. Puis en poussant l’hydrolyse jusqu’au bout ça donne du dextrose. Ça devient alors une "bombe" de sucre car il n’y a plus du tout de matrice alimentaire, il n’y a plus tous les nutriments à côté, c’est uniquement du glucose.

On l’utilise en général pour masquer les défauts, par exemple dans la charcuterie quand la viande est de mauvaise qualité et qu’elle est un peu amère du fait d’un abatage mal fait ou de mauvaises conditions d’élevage. La majorité des éléments issus du cracking alimentaire va permettre de masquer des défauts, rehausser le goût, de maquiller l’aliment. Et du coup en artificialisant le goût, on perd complètement le lien avec sa qualité originelle.

B : Quelles sont les conséquences pour la santé d’ingérer ce type de molécules ?*

KF : Le principe de base c’est que, plus je vais isoler les composés en partant du naturel et les éloigner de leur structure originelle, et plus l’ingrédient va voir sa capacité à être bénéfique pour la santé au long terme, qui va être dégradée. Par exemple, quand je vais consommer une pomme, elle n’a pas du tout le même impact pour la santé que sa purée ou son jus. Les sucres de la pomme sont contenus dans des fibres, donc quand je mange une pomme je mange aussi des fibres. De fait, l’ingestion des sucres qu’elle contient est beaucoup plus lente. A l’inverse, quand je consomme son jus, les sucres seront plus concentrés que dans la pomme elle-même et le sucre est assimilé beaucoup plus rapidement.

L’absence de matrice de l’aliment va, à terme, jouer un rôle sur la satiété, l’indice glycémique, etc. Les études montrent que cela va jouer un rôle dans le développement des maladies chroniques. Une étude de 2018 a montré chez le rat que la consommation d’inuline (une fibre soluble), qui est pourtant considérée comme un nutriment positif, si elle est ingérée sous forme isolée, perd complètement son bénéfice santé, voire cela devient délétère (apparition de cancers du foie). Ce qui est contrintuitif car c’est à la base un prébiotique « sain ». D’où l’intérêt de manger le plus simple possible.

 

*voir aussi notre article Les conséquences de l'ultra-transformation

Propos recueillis par Elsa Quinel pour Biocoop

PORTRAIT : Kelly Frank, spécialiste du goût

Fondatrice de Goûm l Co-fondatrice de La Bonne Distribution l Experte de l'authenticité du goût

Ingénieure en science des aliments, Kelly Frank est spécialisée dans les questions de naturalité alimentaire et de goût originel des aliments. Elle a toujours été intriguée par les origines du goût et son lien à la qualité, ce qui l’a amenée à étudier les sciences culinaires, la typicité sensorielle, la qualité alimentaire au global et son impact sur le goût et l’émotion qu’il procure.

Kelly a développé la partie scientifique de l’indice de notation SIGA. Sa mission était de comprendre ce qu’est un aliment ultra-transformé, et plus précisément un ingrédient dit « ultra-transformé ». Sur cette base, elle a ensuite évalué plus de 60 000 aliments et 25 000 ingrédients. Le but était de caractériser « la bascule » des ingrédients dans l’Ultra-transformation, qui deviennent alors délétères pour la santé à long terme.

Fin 2021, Kelly a créé Goûm, une agence transversale d’expertise scientifique et de communication engagée auprès des marques et des consommateurs. Auprès du consommateur, elle souhaite vulgariser la notion de “vrai goût”, pour les informer sur l’artificialisation des assiettes, et leur donner envie de goûter et de consommer les aliments les plus simples. Pour ce qui est des marques alimentaires, Goûm les aide à faire des aliments plus goûtus et sans artifices, avec des ingrédients plus naturels, plus simples. Leur objectif ? Recréer le lien entre la qualité et le goût sans se perdre dans de fausses promesses marketing.

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